Les fondements de l’écriture procédurale : images, espaces et algorithmie musicale de l’algèbre aux fractals. (Chapitre 1)

Riemann arrivait dans un paysage  où chaque point… se transforme en musique. Une ligne de zéros le long de la mer.  

 Marcus dans Adieu au Langage de Godard

Cette recherche a été produite sous la tutelle du Laboratoire La Création Sonore dirigé par Serge Cardinal. (http://www.creationsonore.ca/)

Le son et l’image resteront à tout jamais fondamentalement irréconciliables de par leur nature. L’une est une onde mécanique, c’est-à-dire une onde qui nécessite un milieu de propagation comme l’eau ou l’air, tandis que l’autre est une onde électromagnétique qui peut se propager dans le vide. Malgré tout, nous avons toujours tenté de juxtaposer la perception de ces ondes dans les arts et d’en favoriser une juxtaposition harmonieuse et complémentaire. Que ce soit avec de vieilles tentatives techniques comme le clavecin oculaire de l’Abbé Castel (Rousseau, p.21) ou plus généralement dans l’optique de l’œuvre d’art totale, cette quête a su motiver le travail d’un grand nombre d’artistes et de chercheurs. En fait, sans prétendre que cela en est la raison principale, il est possible de prendre comme hypothèse que cette tendance s’explique, en partie du moins, par la convergence de ces informations dans notre système perceptif.

À partir de leur transfert en influx nerveux par le système perceptif, ces ondes ne deviennent qu’un type d’information et seule la région cérébrale parcourue diffère. Évidemment, dans la majorité des cas cet influx parcourt un trajet différent et des zones distinctes du système nerveux central s’en trouvent stimulées. La compréhension de l’influx nerveux comme moteur essentiel de la sensation a permis d’envisager une «synesthésie électromagnétique» menant à «réaliser l’utopie radicale de l’abstraction». (Rousseau, p. 33) Cette position laisse sous-entendre la possibilité de s’adresser à tous les sens à l’aide d’une même source, position qui prend une valeur particulière lorsqu’on envisage des processus cognitifs et des modes et schèmes de réflexion.

Il est important de mentionner que des expériences dites pseudo-synesthésiques -comme l’association de certaines sonorités à certaines formes- peuvent survenir même chez des personnes qui ne sont pas considérées comme synesthètes. (Sagiv, p. 4) Que ces expériences relèvent d’une synesthésie réelle ou non, cela permet malgré tout d’envisager la synesthésie comme base instrumentale de l’analyse neuronale de la métaphore, tel que proposé par Hubbard et Ramachandran (Sagiv, p. 4) Sans nous aventurer dans le fondement plastique de la métaphore dans notre système nerveux principal, nous voudrions voir comment l’écriture de structures abstraites permet une écriture synesthésique dans le sens où il est possible d’appliquer ces structures dans le spectre de plusieurs formes artistiques. Dans ce travail, nous n’inférons pas que les œuvres décrites induisent des expériences synesthésiques, nous désirons simplement prendre une position théorique qui favorise des transferts de structures entre différents médiums et paradigmes, entre différents sens et différentes applications artistiques. Telle que nous la définirons, nous voulons démontrer l’importance de l’étude de l’écriture procédurale en vertu de sa force unificatrice entre plusieurs disciplines, ce qui permet à la fois de prendre une position forte dans l’étude de réseaux d’œuvres et concepts et de proposer une stature multidisciplinaire de la recherche-création.

L’objectif de relier les structures musicales à d’autres structures macroscopiques a souvent servie de nombreuses pensées et mythologies. Par exemple celles des nombres, des calendriers et de la musique s’unissent dans les textes fondateurs de l’hindouisme (McClain) ou chez Kepler et ses successeurs (Field) Il semble donc que la musique se prête bien à cet exercice d’abstraction et nous voulons voir comment elle s’articule lorsque mise en parallèle avec des structures issues des arts visuels et des mathématiques.

Nous voulons tout d’abord définir une écriture dite procédurale qui nous permet de travailler directement dans l’abstraction. Nous définissons de nombreuses caractéristiques de cette écriture procédurale à travers la description et l’analyse d’un éventail d’œuvres qui se situent toutes aux croisements de divers disciplines et pratiques artistiques. Cela nous permet de saisir ces différentes œuvres dans une perspective commune afin de comprendre quels peuvent être les prochains défis compositionnels pour les artistes et chercheurs travaillant avec du matériel qui favorise la convergence de différentes modalités sensorielles, notamment l’ouïe et la vue. Bien entendu, il existe plusieurs frontières qui délimitent le territoire que peut explorer l’auteur de compositions musicales, d’œuvres visuelles, de structures abstraites et de procédures. Certaines frontières apparaissent naturellement entre les lieux de transition possibles entre les structures de composition, alors que d’autres découlent de la complexité même de ces structures. Cette dernière difficulté laisse prévoir les limites éventuelles de la compétence d’un auteur à concevoir à l’avance les différentes formes que son œuvre peut prendre, ce qui en souligne en même temps toute la richesse.

Afin de bien exposer ces faits, nous construisons notre travail par paliers. Nous débutons par présenter quelques exemples simples d’écriture procédurale afin d’en comprendre les rouages et d’en offrir une définition synthétique à la fin de la section 1.1. La multiplication matricielle, le motif de répétition et la figure de la fugue nous servent d’exemples qui permettent de bien démontrer comment l’écriture procédurale possède ce pouvoir de traverser différentes formes artistiques et paradigmes. Puisque les mathématiques font naturellement l’étude des structures, notamment des structures d’espaces, nous précisons à la fois comment les mathématiques, l’espaces et la musique peuvent être intimement reliés pour ensuite montrer comment certaines notions particulièrement présentes en mathématiques migrent aisément vers le domaine des arts, ce qui clos le premier chapitre. Une fois fort de ces constats, nous pouvons entamer le second chapitre avec le sujet central de cette étude qu’est la présentation de réseaux dans lesquels la juxtaposition de la musique, de l’espace et des mathématiques s’avère riche de complémentarités. Les principaux aspects abordés sont l’espace de la partition, la construction de rythmes et la théorie des groupes. Des exemples de réseaux d’œuvres et concepts se trouvent, entre autres, avec la théorie des pavages, l’espace de la partition musicale et les canons rythmiques, comme de considérer la partition comme un ruban de Möbius peut aider à comprendre les symétries présentent dans une partition. Nous présenterons un cas particulier qui brille par la richesse des apports théoriques qu’il sous-tend : les canons de Vuza. Finalement, dans le dernier chapitre, nous abordons la notion de fractale comme écriture procédurale afin de comprendre certains défis que contient encore ce type d’écriture, autant comme objet théorique qu’artistique.

L’ordre choisi ne reflète en rien l’importance relative des exemples discutés, le choix se justifie par l’échafaudage qui permet de comprendre graduellement les concepts importants tout en menant naturellement vers la compréhension des prochains exemples. Tout au long du texte, nous voulons démontrer la puissance de la prise de position autour de l’écriture procédurale par la force de cohésion qu’elle offre à la compréhension de différents corpus aux allures disparates ainsi que par la position privilégiée qu’elle permet dans l’acte de création.

1.1 Vers une définition de l’écriture procédurale :

L’écriture que nous définissons ne mène pas immédiatement vers le sens et l’affect. Elle ordonne, dicte des règles, énonce un ordre et des ordres. Elle est fonctionnelle car elle impose ou propose l’ordre des choses et cet ordre résulte en une structure. Nous pouvons trembler instantanément aux mots lourds de sens comme ‘’le Sublime’’, nous pouvons rester de marbre à l’écoute ou à la lecture des organisateurs logiques ‘’et’’ et ‘’ou’’ ou ‘’not’’ et ‘’nor’’ (1). Cela s’explique par le fait que pour un concept, selon le pragmatisme philosophique, «son sens s’identifie à l’ensemble des de ses conséquences pratiques» Malderieux, p. 23). Cette écriture d’organisateurs logiques nous intéresse car elle n’affecte pas directement, elle ordonne et organise en traçant des liens entre différents éléments. Peu importe les mots qui se côtoient de part et d’autre l’organisateur ‘’et’’, l’effet en sera le même, celui de la juxtaposition. L’ensemble du sens offert par cet organisateur se construit à l’aide de la pluralité des relations sémantiques qui peuvent découler de son usage.

La création d’un organisateur de la sorte permet donc de générer un ensemble de possibles. Dans ce cas il peut, par le choix des mots, générer la répétition, l’oxymoron et à l’énumération qui n’est que l’itération de ce principe. C’est sa structure de juxtaposition de ce qui vient avant et après qui permet la naissance de ces structures binaires. Or, il n’y a pas que la langue qui peut ordonner et dicter. De manière concrète, nous pouvons trouver plusieurs exemples qui dictent l’ordre et la structure avec différents niveaux de précision.

Une première écriture de la sorte est l’écriture à même la matière. Par exemple, il est possible d’écrire de la musique à même un disque vinyle vierge à l’aide d’une aiguille. C’était d’ailleurs l’idée d’Alexander Dillman qui croyait qu’une personne particulièrement habile arriverait même à y réécrire exactement les sons désirés, même la voix humaine (2). (Katz p. 104) Proposition que Moholy-Nagy voyait du bon œil en considérant qu’une entreprise de la sorte pourrait mener vers une compréhension d’une sorte d’alphabet scriptural qui mènerait vers de nouvelles compositions, voir même à la synthèse de sons encore inconnus (Levin, p. 51) (Katz, p. 105) L’écriture à même la pellicule cinématographique constitue un second exemple de cette écriture doté cette fois d’un degré plus large de liberté. L’écriture à même la pellicule, par le dispositif cinématographique, peut mener soit à des œuvres visuelles comme les œuvres de Vikking Eggeling, Hans Richter et Walter Ruttman ou sonores comme dans le travail de Pfenninger, Fischinger, Cholpo, Avraamov et plusieurs autres qui suivront leurs pas (3). (Figure 1)

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Figure 1: Graphical score by Boris Yankovsky. Source: http://asmir.info/graphical_sound.htm

Le cas des portes logiques (4) s’avère également important puisque il implique une ‘’lecture’’ particulière malgré l’absence d’un geste scriptural. En effet, leurs constitutions dictent des règles très précises du passage de l’électricité comme les sillons dirigent le passage de l’aiguille. Il en résulte, un peu comme dans le rêve que caressait Moholy-Nagy, une sorte d’alphabet propre qui traduit physiquement le principe des opérateurs logiques. Il est en fait possible de construire des portes logiques qui traduisent les fonctions ‘’et’’, ‘’ou’’ et la negation (5). (Grimaldi, p 719-720). Malgré une écriture à petite échelle, le résultat final peut s’avérer extrêmement puissant si un réseau contient un nombre suffisant de portes logiques. C’est en fait un point fondamental qui marque les possibilités qui se sont ouvertes avec l’arrivée des ordinateurs en termes d’écritures au sens large. Si les noms ont comme fonction de représenter des objets réels ou abstraits, quelques mots -les organisateurs logiques- sont en fait devenus des objets réels et cela n’a été possible justement que parce que ces mots ne représentent pas, ils sont une procédure, une fonctionnalité.

Le choix lexical d’écriture procédurale s’explique de plusieurs manières. Afin de bien comprendre son essence et le choix du vocable, nous devons la mettre en lien avec les notions de structure et d’algorithme.

La structure est la matière de fond, réelle ou abstraite, sur laquelle il est possible construire. Évidemment, la notion de structure peut dépendre de plusieurs niveaux d’analyse. Pour donner quelques exemples, nous pouvons parler de la structure interne d’une porte logique faite de transistors, de la structure d’une pièce faite d’un réseau de portes logiques et finalement de la structure d’un programme qui fait usage du processeur. De manière équivalente, nous pouvons parler de la structure d’un organisateur logique, de la structure grammaticale d’une phrase et finalement de la structure d’un texte. Un terme adéquat pour notre analyse doit alors nécessairement inclure un acteur externe. Certes la structure importe énormément, mais cela va obligatoirement de pair avec une lecture de cette structure, un passage au travers de cette structure. Cette lecture peut s’avérer être directement porteuse de sens, comme la lecture d’un poème, ou bien elle peut mener vers un résultat, ou une action comme dans le cas d’un programme informatique. Lors de cette lecture, voir interaction avec cette structure, cette dernière n’est pas obligatoirement rigide. Sa modalité peut être malléable et interactive.

La procédure n’est pas non plus strictement algorithmique. Tout d’abord, contrairement à l’algorithme, la procédure admet généralement une plus grande liberté. Ce sens précis du vocable vient du fait que la procédure est généralement effectuée par un être alors que l’algorithme sous-entend une application machinale. Ensuite, l’objectif de la procédure n’est pas obligatoirement de produire ou obtenir un résultat précis. La procédure peut se suffire en elle-même comme une œuvre d’art peut le faire.

En général, l’écriture peut être celle de l’idée, d’une structure imaginée et de sa procédure opérationnelle qui peut être celle d’une de lecture au sens large. Dans ce cas, la manière de retranscrire physiquement l’objet réfléchit n’importe qu’en second lieu. Ce point il s’articule clairement comme la clef de voûte de cette pensée en termes d’écriture procédurale puisque les instances précises de l’objet imaginé ne sont plus déjà que la mise pratique d’une structure et d’un ensemble de règles; une interprétation de la structure. L’écriture procédurale peut donc s’effectuer à plusieurs niveaux qui varient de la définition de la structure comme objet abstrait à une instance réelle qui exemplifie ou laisse sous-entendre une structure.

Cette écriture procédurale, peu importe les restrictions qu’elle implique, possède un pouvoir de transgression et de transposition qui s’applique à une cartographie aux frontières multiples. La structure peut transgresser les sens, les médiums, les langues, les paradigmes. Cette capacité de transgression est l’une des qualités qui donnent à l’écriture procédurale toute sa force puisqu’en ce sens la création d’une œuvre devient en fait la création d’un corpus de par ses multiples instances possibles. Comme de nombreux exemples le démontrent, elle génère aussi parfois un ensemble de savoirs qui s’obtient par l’analyse de la structure sous-jacente.

L’écriture procédure n’est donc pas l’écriture d’une œuvre précise, c’est l’écriture d’un ensemble de structures, de règles et de processus de lecture des structures et d’applications de ces règles. Elle se caractérise par un ensemble d’applications possibles extrêmement variés puisqu’elle contient un nombre de règles immuables jumelées à un certain degré de liberté, ce qui peut mener d’autres suites d’études et de résultats.

Une figure qui permet de bien comprendre cette écriture est la création de la multiplication matricielle. Une matrice est un tableau de données mxn, c’est-à-dire de m lignes et n colonnes (6). Un processus associé à ces structures est la multiplication matricielle, donc entre deux matrices. Pour bien comprendre cette définition, nous utilisons une matrice dont les entrées sont des nombres réels. La multiplication d’une matrice mxn et d’une matrice nxl donne une matrice mxl, pour m, n et l des nombres entiers. L’élément i,j, de ligne i et colonne j, est obtenue en calculant la somme du premier élément de la ligne i avec celui de la colonne j, avec le second de la ligne i avec le second de la colonne j et ainsi de suite. (Figure 2)

Figure 2

Figure 2: Multiplication de matrices 2×2

La multiplication de matrices implique donc deux autres opérations, celles de multiplication et d’addition des nombres réels dans notre exemple (si nous considérons que les lettres minuscules de la figure 2 sont des nombres réels). Le degré de liberté se trouve ici non pas dans la multiplication des structures, mais dans la règle multiplicative et additive des éléments de la matrice, ce qui donne lieu à plusieurs résultats possible. Par exemple, si les entrés sont des nombres réels et que la multiplication des donnés internes des matrices est la multiplication et l’addition entre les nombres réels et déjà ce cas particulier mène vers différentes applications. Lorsque nous avons une matrice d’une ligne (1xn) qui multiplie une matrice colonne (nx1), donc deux vecteurs, nous obtenons qu’une seule information numérique (1×1), cet exemple n’est rien d’autres que le produit scalaire. Le produit scalaire permet entre autre de définir que deux vecteurs sont perpendiculaires dans le plan si leur produit scalaire donne 0 (7).Si nous utilisons des matrices 2×2 dont les données sont des cosinus et des sinus d’un angle, nous pouvons obtenir l’équivalent de nombreuses transformations géométriques dans le plan, tel la rotation et la réflexion, processus souvent utilisés pour les graphiques fait par ordinateur. En insérant différent paramètres reliés aux lentilles, nous pouvons déduire plusieurs formules importantes (8). Raymond Queneau, de son côté, discute de remplacer les données des matrices par des mots (9) (Queneau, p.340-345). Dans ce cas, la multiplication des éléments internes des matrices est la concaténation de mots entrecoupés d’un espace, ce qui résulte en la construction de phrases. En plus d’applications diverses, la multiplication de matrice se généralise à la multiplication de tenseurs –sorte de matrices avec un plus grand nombre de dimension- objets qui servent à effectuer plusieurs calculs en relativité générale (10). Du point de vue sonore, il serait facile d’imagine d’autre règles qui permettraient d’utiliser la multiplication matricielle dans la composition musicale.

1.2 Quelques exemples

Un exemple fort simple de procédure qui possède une grande force de pénétration se reconnaît aisément dans la formule de répétition. En littérature, la répétition se traduite par la répétition d’un mot ou groupe de mots, l’extension de ce principe dans le plan permet à cette répétition d’acquérir des qualités plus proche des arts visuels avec des répétitions de mots dans plusieurs directions. Une fois libérée de la contrainte de directionnalité conventionnelle de lecture, la répétition peut s’effectuer sur plusieurs axes de symétries et même se contenir soi-même. Dans la figure suivante, il est possible de lire le mot palindrome dans le sens horaire et anti horaire si l’on se permet de lire les lettres la tête en bas. Il en résulte que chaque mot ‘’palindrome’’ contient des segments de ses propres répétitions. (Figure 3)

Figure 3

Figure 3 : Palindrome circulaire. Source : http://www.ecriture-art.com/ambigrammes/slides/palindrome.html

En musique la répétition d’un segment mélodique ou rythmique peut également s’effectuer tel quel ou à une symétrie près. Comme dans le cas précédent, la répétition peut aussi exister en elle-même et ce principe d’invariance d’échelle peut servir d’outil de composition. Pour une œuvre audiovisuelle la répétition peut trouver écho dans l’image. Un exemple simple et efficace de ce principe se trouve dans le vidéoclip réalisé Michel Gondry pour la pièce Star Guitar du groupe The Chemical Brothers (11). Dans ce vidéoclip, les sons sont associés à des éléments du paysage et la répétition des sons et motifs musicaux induit de ce fait des répétitions du paysage présenté.

Quels que soient les médiums et les sens impliqués, le motif de répétition est un exemple simple d’écriture procédurale qui possède cette qualité de traverser les frontières. Malgré des mises en pratique différentes qui peuvent mener à des effets tous aussi différents dépendamment du context (12), l’effet de base se ressent de manière extrêmement similaire. Le motif de répétition possède cette force de transgression qui lui permet de jouir d’une telle popularité d’une grande popularité, ce qui en fait une figure importante pour la grande majorité des arts.

La compréhension de l’écriture procédurale peut se complexifier lorsque qu’une œuvre est définie a priori dans un médium précis. Le roman Le naufragé de Thomas Bernhard démontre bien comment peut émerger de telles complications. Dans ce livre, l’histoire se déroule autour de trois pianistes -Weirtheimer, Glen Gould et le narrateur- et n’est constituée que d’un seul et très dense paragraphe. Dans cet énorme paragraphe l’auteur fait un usage savant de la répétition tout par la celle des pensées des personnages, des scènes et thèmes associés. Cependant, sa grande force tient dans la structure de la fugue qui organise harmonieusement les répétitions. Les trois mélodies entrelacées de cette fugue écrite sont en fait les histoires des trois personnages qui répètent sans cesse les mêmes pensées, repensent les mêmes scènes comme des thèmes mélodiques à des intervalles différents en tierces et quintes intercalées. Cependant, si la lourde présence musicale dans le livre semble légitimer la forme de la fugue comme lecture possible du roman de Bernhard, une thématique différente pourrait nuire à la déduction de cette structure. La migration entre les œuvres de structures préalablement définies dans un contexte artistique défini nécessite parfois la présence d’indices afin d’en faire une lecture adéquate, surtout lorsque ces structures atteignent un plus grand niveau de complexité. Il serait alors possible d’inversé cette perspective et de définir la fugue sur un domaine plus large que celui de la musique. Une définition possible serait : enchevêtrement décalés de figures semblables (13). À partir de cette définition, Le naufragé et une fugue de Bach appartiennent bel et bien au même corpus.

1.3 Mathématiques et espaces

Les mathématiques sont une discipline qui travaille naturellement avec des structures et c’est la raison pour laquelle elle devient particulièrement efficace dans l’analyse des œuvres d’écriture procédurale. Si l’écriture mathématique d’une preuve peut déjà posséder son rythme et son style esthétique (14), (Rothstein, p. 137), des liens conceptuels existent également entre la musique et les mathématiques. Non seulement les deux font usage d’un langage hautement abstrait, mais pour citer David Lewin «In conceptualizing a particular musical space, we often conceptualize a family of directed measurements, distances, or motions of some sort». (Rothstein, p. 130)

Il y a alors la possibilité d’étudier ces différents mappings ou celle d’étudier les espaces dans lesquelles la musique est perçue soit en tant que telle, ou soit en tant que partition. Dans cette optique, les caractéristiques mêmes de cet espace peuvent influencer la composition. Pour ne nommer que deux exemples, on peut se référer au travail d’Iannis Xenakis qui s’inspirait des surfaces réglées (15) pour composer Metastasis afin de transmettre l’effet de glissando (Cross, p. 145) (Figure 4) ou bien on peut se tourner vers le travail de Hodges qui a étudié les symétries possibles de l’espace géométrique de la partition musicale. Dans tous les cas, l’analyse de l’espace d’insertion de la musique ou de toute autre structure devient utile à sa compréhension formelle et esthétique.

Figure 4

Figure 4: Metastasis (extrait) par Iannis Xenakis

1.4 La migration entre les paradigmes

Avant d’entreprendre l’étude de cas propres au corpus mixte des arts visuels et de la musique, il importe de revenir sur une caractéristique importante de l’écrite procédurale; elle peut effectuer une migration paradigmatique, par exemple entre celui des sciences et des arts. Nous étudions brièvement deux cas qui expriment ce fait.

La nouvelle La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges présente une version architecturale de l’une des formes de l’infini. Dans cette fiction, une bibliothèque contiendrait l’infinité des ouvrages possibles. Borges se sert principalement de trois modes structurels pour arriver à transférer la notion d’infini dans sa nouvelle. La première est celle d’un espace infini. En effet, pour contenir une infinité de livres, l’espace se doit d’être lui-même infini. Ensuite, il se sert de l’explosion combinatoire pour donner un ‘’sentiment’’ de la grandeur de cet infini. Il précise que cette fameuse bibliothèque contiendrait toutes combinaisons de lettres et toutes les combinaisons de mots possibles et que par conséquent elle contient toutes les histoires possibles. Pour quiconque a déjà travaillé avec la combinatoire, cet effet risque d’être plus marquant que la description du dédale infini. L’effort de calculer les combinaisons possibles d’ensembles de lettres et mots permettent aisément de comprendre cet infini d’une manière plus ‘’procédurale’’ puisqu’il sous-entend un acte constructif de cet infini. Finalement, un autre processus est traduit dans la nouvelle de Borges. Il est habituellement admis que l’ajout ou la soustraction d’une valeur finie à une valeur infinie ne change pas la nature de cette valeur, elle demeure infinie. En terme plus concis, l’infini moins x égal l’infini. Cette négation de la possibilité d’appliquer les règles algébriques conventionnelles permet une fois de plus de comprendre la nature abstraite de cette bibliothèque. Il est à noter que la négation de l’algèbre conventionnelle cache en fait un second ensemble de procédures, celle des opérations sur les nombres transcendants de Cantor. La logique de ces opérations apparaît clairement lorsque protagoniste s’aperçoit que la censure peut bien retirer des livres, cela ne change rien, le contenu de la bibliothèque reste le même puisqu’il demeure infini.

Un second schème important qui se traduit aisément autant en arts qu’en sciences et celui de l’autoréférentialité. Nous pouvons le concevoir comme une citation d’une œuvre en elle-même, ou comme une œuvre à plusieurs paliers ontologiques équivalents. Nombre d’œuvres font référence à elle-même, que ce soit dans les arts visuels (16), en musique (17) et en littérature (18). La forme de l’autoréférentialité se retrouve également en informatique puisque plusieurs programmes doivent réutiliser le résultat de son propre calcul. Il en résulte que le code doit se référer lui-même à maintes reprises. L’écriture autoréférentielle permet de construire des formes aisément transposables puisque sa logique peut être transmise facilement en motifs géométriques -comme il en est le cas pour les fractals- et soit ces motifs peuvent servir directement de partitions musicales à l’aide d’un ensemble d’instruction qui dirige son interprétation ou soit les règles d’itérations peuvent être appliqués sur des sons ou motifs musicaux (19). De plus, sa forme possède l’avantage d’être possiblement condensée; la formule itérative de la suite de Fibonacci (20) tient en une seule ligne et pourtant la structure qui en découle est riche d’informations, du nombre d’or (Grimaldi, p. 457) à ses liens intimes avec la suite de Stern-Bricot (Delahaye 2012). La formulation de la formule récursive pour l’ensemble de Mandelbrot est probablement le paroxysme d’une complexité infinie contenue dans à peine quelques caractères scripturaux.

Un cas particulier d’utilisation de l’autoréférentialité se retrouve dans la construction de paradoxes. Le paradoxe du menteur ‘’je mens’’, le paradoxe de Russel, son équivalent linguistique le paradoxe de Grelling (Vidal-Rosset, p. 26) ainsi que le paradoxe de Löb en sont de beaux exemples. Ils se ressemblent tous dans le sens où ils impliquent des situations dans lesquelles des éléments se contiennent eux-mêmes dans leur totalité. Si cette particularité implique des problématiques du point de vue de la logique formelle, cela n’est pas obligatoirement le cas dans une œuvre d’art.

Si nous acceptons que l’une des fonctions du paradoxe soit celle de l’élargissement des perspectives, alors nous pouvons concevoir la situation suivante : celle d’être simultanément dans un niveau supérieur et inférieur d’une hiérarchie ontologique. Cette situation n’est problématique que si nous concevons qu’une seule de ces situations est possible. Dans le cas contraire nous percevons cette double identité comme une extension des règles fondamentales d’un monde diégétique et nous acceptons que plusieurs niveaux ontologiques existent. Des telles situations se produisent dans les films eXistenZ (Cronenberg 1999) et Avalon (Oshii, 2001) et une transition continue entre les palliés ontologiques peut être trouvé dans la magistrale Galerie d’Estampes de Escher (21).

Si cette propriété possède une grande puissance de fictionalisation dans les arts visuels figuratifs, elle se limite à une variation de motif dans un contexte musical. Nous reviendrons sur l’autoréférentialité vers la fin de ce texte, mais à ce point soulignons l’importance de la capacité de l’écriture procédurale à transgresser les frontières; une fois une procédure écrite, il est possible de la faire migrer d’une œuvre à une autre et d’un médium à un autre jusqu’à ce que nous trouvions son plein potentiel.

Beaucoup d’autres exemples d’autoréférentialité mériteraient d’être étudiés afin de montrer la profondeur des liens que cette écriture peut tisser entre différentes disciplines. En première ligne se trouve l’œuvre maîtresse de Douglas Hofstadter Gödel, Escher, Bach qui expose un large éventail d’œuvres autoréférentielles dans l’optique d’aller donner une preuve instinctive du théorème d’incomplétude de Gödel. Il en va de même pour les réseaux d’œuvres qui font usage de la citation; si chaque œuvre travaille sous une forme de remake, de l’échantillonnage ou de la citation, l’ensemble d’un corpus peut ensuite être considéré comme autoréférentiel à l’aide des nombreux ponts exprimés entre les œuvres. L’écriture par citation inverse le procédé d’autoréférentialité vers l’extérieur afin de créer un réseau d’œuvres qui se citent entre elles, écriture qui possède également sa structure propre qui transgresse souvent le ou les médiums impliqués.

Après avoir démontré le pouvoir de migration de l’écriture procédurale, nous voulons à présent préciser notre recherche sur le cas particulier de l’écriture qui traverse à la fois les arts visuels et la musique. Cette écriture, comme nous le verrons, prend toute sa puissance à travers la force des concepts abstraits qu’elle implique.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

Notes:

1-‘’Not’’ pour la négation et ‘’nor’’ pour le ‘’ou’’ exclusif.

2- À l’inverse, il est intéressant de mentionner le cas de Arthur B. Lingen qui à l’inverse arrivait à lire directement les sillages, ou du moins à le faire à croire. (Levin, p. 51)

3- Pour un historique détaillé de cette époque, nous recommandons fortement l’article de Levin, le site internet http://www.lesclochesdatlantis.com de Philippe Langlois ainsi que celui d’Andrey Smirnov du centre Theremin, http://asmir.info/graphical_sound.htm

4- Les portes logiques sont des composantes de bases des circuits électroniques.

5-Ce qui est en soit suffisant pour générer n’importe qu’elle table de vérité et par ce fait même n’importe quel autre opérateur logique (Mendelson, p. 26)

6-Elles ont été définies par Arthur Cayley après une collaboration avec James Joseph Sylvester vers la moitié du 19ième siècle (Ouellet, p. 12)

7-Dans la même ligné, des généralisations du produit scalaire ont été offertes, notamment la perpendicularité de deux fonctions si l’intégrale de leur produit donne 0.

8- Selon la méthode des matrices de transfert.

9- Notons qu’il définit la multiplication ligne sur ligne plutôt que ligne sur colonne, mais cela revient à la même chose que de multiplié par une matrice transposée.

10- Voir les notes de Sean Carroll sur le site http://arxiv.org/abs/gr-qc/9712019

11-http://www.michelgondry.com/?tag=chemical-brothers#prettyPhoto

12- Les 840 répétitions de la mélodie de Vexations de Satie destinées à ennuyer ses critiques (Cucker, p. 188) peuvent différer grandement des répétitions de Piano Phases de Steve Reich.

13- Le but de l’excercise n’est pas d’offrir une définition large de la fugue qui soit à toute épreuve, mais d’aider à comprendre le point de vue à partir duquel l’écriture procédurale se positionne.

14- Même que Weyl disait qu’il choisirait d’écrire le beau avant d’écrire le vrai (Rothstein, p. 139)

15- Traduction de ruled surface. Une telle surface est obtenue par le mouvement continu d’une droite ou segment de droite dans l’espace (Pressley, p. 80) Le plan, le cylindre, l’hélice et le ruban de Möbius en sont des exemples.

16-Par exemple, le bédéiste Marc-Anthoine Mathieu construit plusieurs pages autoréférentielles dans sa série Julius Corentin Acquefacques.

17-Voir le cas de La Vie est si Courte de Tom Johnson discutée plus loin dans ce texte.

18- Un grand nombre de phrases et textes autoréférentiels peuvent être trouvés dans les articles «On Self-Referential Sentences» et «Self-Referential Sentences; A Follow-Up» de Douglas Hofstadter. Les livres de McHale et Pickover en bibliographie contiennent aussi de beaux exemples.

19- Nous verrons plus loin dans le texte comment elle devient utile dans la construction des fractals et de musiques qui s’en inspirent.

20- Pour une composition basée sur la suite de Fibonnaci, le lecteur peut se référer à l’œuvre de Per Nørgård et John A. Biles (Perayon, p. 395-396). Dans le cadre de notre étude sur l’écriture procédurale, il est intéressant de noter mentionner qu’il existe un lien structurel entre le rythme infini de Nørgård et le code Gray (Shallitt, 2005)

21-L’effet est bien rendu par le zoom infini sur la transformation conforme créée par Smith et Lenstra. (http://escherdroste.math.leidenuniv.nl/?menu=animation)