Les fondements de l’écriture procédurale : images, espaces et algorithmie musicale de l’algèbre aux fractals. (Chapitre 2.3-2.4)

2.3 La forme de la partition et les pavages

La forme globale de la partition a déjà intéressé d’autres compositeurs. Un exemple qui date déjà est la partition de Baude Cordier pour son canon cyclique Tout par compass suy composé[1]. Dans cette œuvre, la forme structurale de la pièce est reflétée dans la forme de sa partition, point qui devriendra fondamental dans la prochaine section.

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Figure 8: Tout par compass suy composé de Baude Cordier. Source : http://www.gordsellar.com/2014/12/09/baude-cordier-pando-and-the-lifecycle-of-radical-music/

La partition musicale standard peut également limite parfois les nuances que le compositeur veut mettre sur papier. Nous avons déjà vu que problème existait déjà en terme de reproduction d’une interprétation, mais l’équivalent existe également directement au moment de la composition. Un des premiers compositeurs à avoir retravaillé la forme même de cette écriture musicale occidentale est Henry Cowell pour sa composition The Banshee. Afin d’obtenir des effets particulier, Cowell se voit dans l’obligation d’inventer plusieurs symboles qu’il explique en annexe à sa partition afin d’en permettre la bonne interprétation. Ce principe sera repris par plusieurs compositeurs autant en Europe avec des compositeurs comme Edgar Varèse, Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen qu’aux États-Unis avec Morton Feldman, John Cage, Milton Babbitt et plusieurs autres. Les possibilités offertes par les partitions qui n’utilisent plus la portée a motivé plusieurs compositeurs à explorer et réinventer la représentation graphique de la musique.

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Figure 9: Xenakis. http://www.musicainformatica.org/topics/upic.php

Il n’est pas étonnant de voir que cette tradition se perpétue dans l’écriture musicale par ordinateur. Nombre de programmes proposent des interfaces interactives qui proposent un bon nombre de principes similaires à ces partitions graphiques. Le programme de Matthews offrait déjà une présentation graphique dans les années 50 et peu après celle de UPIC de Xenakis permettait d’écrire directement sur une surface sans passer par la retranscription note par note (Verdier c, p. 81) Plusieurs programmes de compositions par ordinateurs utilisent encore ce principe de synthèse graphique.

Dans le mouvement qui a rapproché les nouvelles formes d’écritures musicales et la peinture d’artistes comme Rothko, Jasper Johns et d’autres, la forme de la fugue est peut-être la forme musicale qui a inspiré le plus grand nombre d’œuvres visuelles. Des artistes tels que Vassily Kandinsky, Adolf Hölzel, František Kupka et Paul Klee ont tous peint des toiles faisant explicitement référence à la fugue et qui, à l’aide de motif abstrait, reprennent les motifs d’entrelacs à plusieurs voix en projetant ce principe par des entrelacs de formes et couleurs (von Maur, 2005). La beauté du fondement de ce principe de transposition vient d’une double possibilité; celle de travaillé le principe visuel de la fugue de manière macroscopique afin d’en favorisé une réception visuelle similaire comme il en est le cas pour les peintres mentionnés, mais aussi la possibilité d’en reprendre des règles d’écriture microscopique qui peuvent ensuite mener à une étude fonctionnelle de la fugue et de ses dérivés.

Une des plus belles évolutions de structure vient du canon. Par son principe de base relativement simple, la recherche sur les structures des canons a mené à de belles découvertes. Le premier effort important dans l’étude des canons est l’omission de la dimension harmonique afin de n’étudier que le rythme en soi, entreprise dont le premier pas significatif est dû à Olivier Messiaen (Andreatta 2013, p. 64). Déjà, dans son Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, le compositeur distingue la possibilité de construire des canons à l’aide de rythmes non rétrogrades, c’est-à-dire des rythmes symétriques par rapport à un de ses temps, c.-à-d. des rythmes palindromes. Parmi les observations faites par Messiaen, il y a le résultat que la concaténation de rythme non inversible de mêmes durées résulte en un nouveau rythme non inversible. En d’autres mots, la concaténation de palindromes possédant le même nombre de lettres donne également un palindrome. (Andreatta 2011, p. 16). Il est encore possible d’explorer davantage cette vision géométrique de la musique. Revenons pour un instant à des considérations qui incluent encore l’harmonie.

Hodges a remarqué qu’il est possible de mettre en lien le plan cartésien et l’espace de la partition musicale conventionnelle. Ou, pour reprendre les mots de Cucker à cet égard : « embed the space where music lives into the Euclidian plane » (p. 188). Or, pour se faire, il est important d’en concevoir les limites. Contrairement au plan cartésien dont les deux axes peuvent a priori posséder la même sémantique, ou le même type d’information, le plan musical lui distingue clairement l’axe des x qui prend la valeur temporelle et l’axe des y qui contient les informations sur la hauteur des notes. Il découle de ce fait qu’en voulait interpréter la valeur géométrique d’une partition, il nous est impossible de considérer les opérations qui permutent ces deux axes. Par exemple, les rotations de 90 degrés sont en générales proscrites[2]. Il est possible malgré tout d’aller chercher bon nombre de symétries qui permettent de classifier les formes géométriques possibles du plan (Hodges, p. 99)

Encore une fois selon les mots de Cucker, les canons perpétuels deviennent alors une « musical version of a frieze» (p. 194) Dans le langage mathématique, l’ensemble des opérations symétriques –qui laisse le résultat visuellement intacte – sur une bande infinie se nomme le groupe de frise[3]. Ce sont en fait les différentes manières de recouvrir une bande infinie à partir d’un motif de base et quelques opérations géométriques. Il est possible de classifier les frises de par les opérations de symétries qui permettent de conserver la frise intacte; ce sont en fait également les opérations qui permettent de recouvrir la bande à partir d’une figure initiale. Pour Hodges, les opérations possibles sont les translations, les rotations de 180 degrés et les réflexions horizontales et verticales[4]. Ces symétries peuvent servir d’outil pour le compositeur : Colon Nacarrow, par exemple, a travaillé avec tous les types de canons possibles avec ses Studies for player piano (Hodges, p. 111)

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Figure 10: Les sept groupes de frise.

2.4 Canons, symétries et ruban de Möbius

L’évolution du canon démontre bien la valeur et la puissance de l’écriture procédurale. En travaillant directement sur une structure abstraite, des liens vers d’autres structures similaires se font automatiquement aux fils des siècles avec l’évolution de notre savoir sur ces différentes structures. Nous débutons ici à partir de l’exemple d’un canon précis qui est emblématique de cette évolution et des différents liens qui existent entre une multitude de structures.

Lors de sa visite à l’Empereur Frédéric, fervent amateur de musique, Bach eut la chance d’écouter une mélodie composée par ce dernier. Il improvisa même, selon ses compétences légendaires, une fugue basée sur cette mélodie. Bach rendit hommage à cette rencontre fortuite en composant L’Offrande musicale, suite de pièces basée sur ce thème et chacune inspirée d’une structure particulière. L’une d’entre elles est un canon cancrizan. Cette partition est en fait un canon dont la partition doit se lire de gauche à droite et vice-versa simultanément[5]. En termes géométriques, la partition de la seconde voix s’obtient par une symétrie verticale au centre de la partition pour la première voix[6].

Les jeux de symétries ont été perçus d’un bon œil par Slonimsky. En 1971, il proposa pour la revue Source dédiée aux compositeurs d’avant-garde une composition intitulée Möbius Strip Tease. Cette partition doit être découpée de la page et recollée comme un ruban de Möbius. Le chant qui ponctue cette composition glorifie ce fameux ruban.

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Figure 11:Slonimsky et John Cage. Source : http://blogs.kcrw.com/rhythmplanet/show-84-nicolas-slonimsky-amazing-musical-iconoclast/

Xantox, un peu dans la lignée du travail de Slonimsky,  reprit cette idée avec la composition de Bach. Sa vidéo en collaboration avec Jos Leys présente comment la lecture de la partition équivaut en fait à une lecture simple sur le ruban de Möbius, simple puisque nous n’avons pas à tourner la feuille de haute en bas, ce qui peut sembler une action inutile et gratuite pour certains, devient naturelle et même obligatoire sur le ruban de Möbius. Ce qui n’est pas dit explicitement dans le court métrage est que l’on considère cette surface comme transparente comme le film cinématographique, de sorte que les notes puissent se lire de part et d’autre du ruban[7]. La lecture se fait automatiquement de part et d’autre de la structure du ruban par les deux tiges de lectures. La forme du ruban permet d’exprimer qu’il n’y a en fait qu’une partition et que le point de départ est en fait aussi celui de sa fin. Il est important que cette transposition vers le ruban de Möbius ne dépend en aucun cas de la sémantique de la pièce, ou même des tonalités choisies, ce qui rend cette transposition possible est en fait sa structure fondamentale.

En 1932, dans la vague de la Gramophonmusik Georg Schünemann proposait que l’utilisation de vinyles favoriserait l’écriture de canon cancrizans puisque l’on pourrait simplement faire jouer un disque à l’endroit et un second à l’envers (Katz, p. 110) Il est désormais aisé de s’imaginer un petit programme de composition qui se dédie à permettre l’écriture de canon cancrizans presque qu’automatiquement ou doublant chaque note au début de la pièce comme une suite de parenthèse, assurant ainsi la forme du palindrome.

Il existe toutefois une méthode simple et ingénieuse qui permet une construction mécanique presque qu’automatisé de symétries musicales. Peut-être inspirée d’un travail de R. Tremblay dans le Mechanical Music Digest, Vi Hart propose une méthode efficace pour composer des symétries en se basant sur ce principe. Par un jeu de pliage, elle superpose les sections du ruban de Möbius qui doivent être symétriques afin de permettre le bon ‘’fonctionnement’’ sa composition lorsque lues sur la surface. Elle perce alors des trous dans ce papier, le déplie et obtient automatiquement le résultat désiré[8]. Il est à noter que cette écriture à l’aide des pliages est possible en fait à cause de la symétrie même du ruban de Möbius. Son écriture est davantage qu’une écriture sur le ruban, c’est une écriture à même la structure géométrique; l’apport des symétries résulte naturellement de cette écriture. C’est pourquoi elle discute à la fin de son vidéo de la possibilité d’écrire avec des réflexions glissées puisque celles-ci apparaissent naturellement sur le ruban de Möbius.

 Nous avons mentionné rapidement le groupe de pavage du plan cartésien; or il existe un équivalent pour une surface qui se nomme le twisted cylinder[9]. Pour obtenir cette surface, nous imaginons que nous avons une bande qui monte et descend à l’infini, mais qui possède une largeur précise et finie. Nous obtenons la dite surface en rejoignant les deux segments de droites en sens inverse, comme nous l’avions fait avec le ruban de Möbius. En ce sens, le ruban de Möbius n’est qu’un segment d’une coupure horizontale du twisted cylinder. Le groupe de symétrie du ruban lui est donc transmise du twisted cylinder et il est possible de montrer que le groupe de pavage du twisted cylinder est en fait généré par la réflexion glissée, (Stillwell 1992, p.32)  Cela résulte à l’écrite naturelle de composition en forme de réflexion glissée lorsque la partition se trouve sur le ruban de Möbius. (Figure 12)

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Figure 12: Canon sur ruban de Möbius. Source: http://www.josleys.com

Cette suite d’évènements démontre bien la puissance de cette forme d’écriture qui permet à des structures de traverser plusieurs domaines. L’étude des canons, en plus d’avoir des connexions avec des surfaces de représentation de la partition, permet de construire des liens avec des structures strictement algébriques.

[1] La forme de la traditionnelle portée est également mise à mal dans un travail de George Crumb qui transforme la partition pour lui donner de multiples formes pour la suite Makrokosmos.

[2] Il est possible d’avoir certain motifs rotationels de la sorte, mais seulement si ce n’est qu’une rotation des notes sur la portée comme dans un exemple tiré de la partition de Die Reihe 7 (1965) de Maurice Kugel (Hodges, p. 98).

[3] La notion de groupe en mathématique est importante et sera défini plus en détails dans la suite de ce texte.

[4] Notons qu’étrangement Hodges ne présente que cinq cas dans son article, contrairement à la définition du groupe de frises qui comporte sept combinaisons possibles. Cela est possiblement dû au fait que soit il considère que les deux cas qu’il ignore, la seconde et sixième ligne de la figure 10, sont équivalent à la première, soit il considère que géométriquement il est possible d’obtenir l’opération de réflexion glissée (glide reflexion) à partir d’une symétrie et d’une translation. En fait, pour le plan, toute transformation isométrique dans le plan est le résultat d’au plus trois réflexions (Stillwell 1992, p.10-12)

[5] Voici une petite animation de Michael Monroe : https://www.youtube.com/watch?v=36ykl2tJwZM

[6] Pour une analyse approfondie des symétries présentes dans L’offrande musicale voir le chapitre sur la musique dans l’ouvrage de Cucker.

[7] http://www.josleys.com/show_gallery.php?galid=349 et http://strangepaths.com/canon-1-a-2-2/2009/01/18/fr/. En fait, pour cette vidéo, xantox dit s’être inspiré de la réflexibilité en physique.

[8] https://www.youtube.com/watch?v=WkmPDOq2WfA

[9] Il n’est pas possible d’obtenir ce cylindre en trois dimensions, donc il reste plus simple de l’imaginer que de le construire.